Interview croisée Beethoven / Cavana

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A l'occasion des concerts de Bernard Cavana en fin d'année, retrouvez ici une interview croisée détonnante avec Beethoven !

CETTE ANNÉE, LE CRR DE CERGY-PONTOISE A L’HONNEUR DE VOUS ACCUEILLIR EN TANT QUE COMPOSITEUR RÉSIDENT. QUELLE A ÉTÉ VOTRE RÉACTION LORS DE CETTE PROPOSITION ?

Beethoven [B.] • J’ai décliné toutes les propositions pour vous montrer que c’est avec vous que j’aime le mieux avoir affaire, sachant ce que vous avez dans la tête ; pour ce qui est du coeur je n’en sais rien. Parfois c’est à devenir fou si je songe à ma renommée imméritée ; le bonheur me recherche et j’en suis presque effrayé comme d’un autre malheur. […]
Cavanna [C.] • C’est surtout moi qui suis honoré ! Bien que notre musique soit marginale, nous sommes nombreux en France et dans le monde à se consacrer à la composition et bien plus nombreux que le nombre d’écoles de musique de tout notre pays ! alors, d’avoir été choisi par le CRR de Cergy-Pontoise, me touche beaucoup. J’y vois aussi une magnifique opportunité de pouvoir échanger, dialoguer…

COMMENT ABORDEZ-VOUS LA CRÉATION MUSICALE À TRAVERS UNE COMMANDE ?

B • Il m’est impossible de prêter l’oreille à toutes ces offres à la fois. Elles sont trop nombreuses. Mais certaines ne sont pas à
refuser. […] J’aurais plus vite fait de composer à nouveau que de rapetasser l’ancien avec du neuf, ce que je suis en train de faire. […]. Je suis habitué à faire des sacrifices, la composition de mes oeuvres n’étant pas faite seulement au point de vue du rapport des honoraires, mais surtout dans l’intention d’en tirer quelque chose de bon pour l’art. Je dois vivre uniquement de ce que mon esprit est capable de créer.
C • L’écriture est un acte essentiellement intime, du moins je le ressens ainsi et donc le choix du matériau sonore va être déterminant. On pourrait presque dire qu’il est le premier geste fort de la composition. Il préexiste et va peser tout au long du travail. Aussi, généralement, j’essaie autant que possible que la commande puisse concerner une association instrumentale ou vocale que j’ai désirée. (J’aime m’adresser à des formations iconoclastes, par exemple associer une mandoline et une cornemuse à un orchestre, un accordéon à un trio, un zarb, cymbalum, bandonéon ou même trompe de chasse dans telle ou telle pièce). Si bien qu’une commande d’une pièce avec un effectif trop normé, (quintette à vents, trio avec piano, formation type Pierrot lunaire …) va me poser bien des soucis. J’ai l’impression que tout a déjà été écrit et qu’aucun horizon nouveau ne peut être découvert. Mais j’avoue que parfois, il arrive qu’une contrainte dans la commande, m’oblige à me remettre en question, ce fut le cas dernièrement avec ma pièce Geek bagatelles, où la commande spécifiait que je devais inclure dans l’orchestre symphonique un ensemble de smartphones ! J’ai accepté ce pari car justement, je n’aimais pas du tout ces nouveaux outils mais je savais qu’ils allaient m’amener ailleurs.

COMMENT DÉFINIRIEZ-VOUS VOTRE RAPPORT AVEC LE PUBLIC ?

B • Les gens ne signifient rien, ce sont des gens et rien de plus ; pour la plupart, ils ne voient dans les autres qu’eux-mêmes, c’està- dire tout juste rien ; oublions cela, le bon, le beau n’a pas besoin d’un public. Il existe sans le secours de personne et cela semble être le fondement de notre accord.[…]J’aime la droiture et la franchise, étant d’avis qu’on ne doit pas rabaisser un artiste. Car, hélas ! si brillante que puisse être sa renommée à la surface, il ne lui est cependant pas donné d’être tous les jours sur l’Olympe l’hôte de Jupiter ; malheureusement le commun des humains trop souvent le fait redescendre, malgré lui, pour
le jeter bas de ces sommets éthérés. Je pense comme Voltaire “que les piqûres de moucherons n’empêchent pas un bon cheval de courir”.
C • Notre art est fondé sur l’échange et l’expression, et c’est évidemment au public qu’il s’adresse qu’il soit averti ou non,
initié ou non. Mais ce que nous proposons généralement, n’est pas simple à écouter et requiert une certaine ouverture d’esprit et de concentration. C’est aussi vrai pour les oeuvres du grand répertoire, par exemple Images de Debussy, ou ses Études pour piano, les quatuors opus 130, 131, 132 de Beethoven requièrent aussi un effort de la part des auditeurs ; ces oeuvres témoignent qu’il faut être parfois patient pour s’accaparer et s’approprier une oeuvre. Nous ne composons pas pour le public mais proposons au public notre travail. À lui de l’objectiver, de le rejeter ou de se l’approprier. Pour autant je souhaite que cela puisse se passer le mieux possible, évidemment ! Ces personnes composant le public ont fait l’effort de venir, elles s’intéressent (encore) à notre musique et à toute cette aventure inouïe de la musique écrite, alors préservons-le et essayons d’échanger le mieux possible. Mais bien sûr, il faut toujours viser l’essence même de notre métier, cette sublime agression qui consiste à voler le temps de l’autre.

QUELLE EST VOTRE HUMEUR MUSICALE DU MOMENT ?

B • En Saxe, vous avez le dicton : rude comme un musicien. Eh bien ! souvent l’artiste doit savoir faire parade de toutes les humeurs ; et ainsi ma bonne humeur aurait pu être feinte. Car en ce moment je ne suis pas du tout de bonne humeur.
C • Ce n’est pas l’humeur musicale du moment, cela fait déjà plusieurs années que j’éprouve ce sentiment, celui d’être de plus en plus en décalage avec notre temps, avec cette nouvelle civilisation qui semble s’installer et qui est fondée sur d’autres valeurs que les miennes, qui, dans notre art se traduit par l’immédiateté, le manque d’imprudence, la surface des choses.
Cela est de plus en plus visible dans mon travail où souvent j’installe des bribes de chefs-d’oeuvre comme si elles avaient disparu. J’anticipe la catastrophe qui s’annonce ! (bien sûr, je plaisante ici).

COMMENT OCCUPEZ-VOUS VOS JOURNÉES ?

B • Je vagabonde ici par monts et par vaux, avec un morceau de papier à musique et j’en barbouille pas mal pour gagner mon
pain et de l’argent. Tous les espoirs me sont autorisés, car j’ai un tempérament de poulpe : en outre la bonne santé m’est d’une nécessité si absolue pour ma tâche et celle-ci d’ailleurs contribue à la favoriser. […] Je suis encore en vie. Comment ? En menant une vie d’escargot. Le temps si défavorable m’a contraint sans cesse à me recroqueviller, et il est impossible sous
ces douches de reprendre le dessus avec ses forces de naguère. […] Les heures qui passent le plus vite, […] sont celles que nous consacrons à occuper notre esprit ou, pour moi, à composer.
C • Comme tout le monde, avec des choses avouables et inavouables !

ÊTES-VOUS QUELQU’UN DE SAGE ?

B • Comme je ne peux vous donner aucune preuve évidente de ma sagesse, de ma vaste culture, etc., je vous envoie quelques preuves évidentes de ma rêverie. […] Nous vivons ici au milieu de tant de distractions que même nos pensées, comme les nuages, se dispersent toujours. […] Vous croyez que je suis vieux mais je suis un jeune vieux. Ne cherche plus à cacher ma surdité ; que l’Art aussi en ait connaissance.
C • J’espère bien que non, du moins j’en ai la prétention. Le monde souffre trop par manque de maladresse.

Propos recueillis par Célia TRIPLET